LIVRE II
JUIN 2008
Population mondiale : 7,26 milliards d’habitants
9
La malédiction du XXe siècle a été le nationalisme, cette idée anachronique et dangereuse selon laquelle les nations en tant que telles sont totalement souveraines et autorisées à faire ce que bon leur semble. Sur le plan du commerce international, le nationalisme a abouti à créer de gigantesques inégalités entre les nations. Les riches mouraient de suralimentation alors que les pauvres mouraient de faim. Au plan de la politique internationale, le nationalisme a par deux fois ravagé la planète du fait des guerres mondiales et il a été à l’origine de la longue et douloureuse confrontation connue sous le nom de « guerre froide » à laquelle seule a pu mettre un terme la fondation autoritaire du Gouvernement mondial.
Aujourd’hui, à l’aube du XXIe siècle, la plaie du nationalisme est encore le plus grand péril qui menace la paix, la raison et la stabilité de l’humanité. Nombre de gens aveuglés sont prêts à y revenir et à tourner le dos au Gouvernement mondial. Plus grave encore, beaucoup d’individus et de sociétés parmi les plus riches de la Terre considèrent que le Gouvernement mondial menace leur opulence et leur puissance.
Ce en quoi ils ont entièrement raison !
Emanuel De Paolo,
Discours prononcé à l’occasion
de la session inaugurale
du Parlement mondial, 2008.
Le bureau de Cyrus Cobb ressemblait à l’intérieur de l’œil à facettes d’un insecte. C’était comme un théâtre inversé. À l’endroit où aurait dû être la scène se tenait un homme assis sur un haut tabouret pivotant devant une table que l’on aurait pu prendre pour un podium. Les fauteuils de la salle étaient remplacés par des rangées et des rangées d’écrans – il y en avait des dizaines – montrant chacun une partie différente de l’immense colonie. De sa place, semblable, avec ses cheveux blancs et ras qui captaient la lumière de ces écrans et lui faisaient une auréole miniature, à un vieil et sévère instituteur yankee, Cobb embrassait d’un seul coup d’œil pratiquement tous les lieux publics d’Île Un.
Deux techniciens étaient en train de remplacer la vitre détériorée de l’une des énormes fenêtres qui ceinturaient la colonie de bout en bout. Une météorite pas plus grosse qu’un grain de sable l’avait rayée et des palpeurs automatiques avaient alerté l’équipe d’entretien qui veillait vingt-quatre heures sur vingt-quatre à maintenir l’étanchéité et la limpidité des hublots.
Des moissonneuses électriques sillonnaient en cliquetant un champ de blé. Leurs bras multi-articulés arrachaient les épis mûrs tandis que d’autres accessoires coupaient les tiges décapitées et les liaient en bottes.
Dans une nacelle rouge et jaune, une adolescente montait en spirale en direction de l’axe du vaste cylindre où la gravité artificielle était nulle pour y flotter paisiblement jusqu’au sommet où la faim la contraindrait à redescendre.
Un processeur automatisé vaporisait silencieusement une tonne de roches lunaires et convertissait les gaz résiduaires en antibiotiques et autres agents immunologiques destinés à être exportés sur la Terre. Solitaire, un surveillant installé à son pupitre observait en bâillant cette inhumaine et complexe toile d’araignée de métal et de verre. L’ordinateur incorporé à la machine faisait le bilan microseconde par microseconde de chaque gramme de matière, de chaque erg d’énergie utilisé en cours d’opération.
À gauche du bureau-théâtre de Cobb, cinq écrans exposaient aux regards la luxuriance tropicale du cylindre B. Là, rien ne bougeait. Pas encore.
C’était à peine si Cyrus Cobb jetait un coup d’œil à ses écrans. Ils faisaient à tel point partie de lui-même qu’il sentait quand tout allait bien ou quand quelque chose d’anormal exigeant qu’il y prête attention se produisait. Pour le moment, penché au-dessus de son communicateur, il était en train de dicter : « … quels que soient les droits dont le Gouvernement mondial s’estime investi et les pressions qu’il exerce sur nous. Nous n’autoriserons aucun – je répète : aucun – représentant du Gouvernement mondial à inspecter la colonie. Le vrai problème réside moins dans les requêtes officielles du G.M. que dans ses tentatives d’espionnage officieuses… »
Cobb leva les yeux vers un écran qui se trouvait presque à hauteur du plafond. L’électrocyclo de David roulait à tombeau ouvert sur la route poussiéreuse conduisant au centre administratif. Le vieil homme sourit presque. Il consulta la pendule digitale encastrée dans le bureau et reprit sa dictée.
Exactement quatorze minutes plus tard, le voyant rouge du minuscule communicateur s’alluma. Il l’effleura et demanda d’une voix bourrue :
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est moi. (Le visage de David se forma sur l’écran qui se trouvait au centre géométrique du bureau. Le jeune homme avait l’air agité et préoccupé.) Je suis dans le bureau extérieur. Il faut que je vous parle.
— Je sais, dit Cobb en scrutant David sous la broussaille de ses blancs sourcils. Installe-toi confortablement. Je suis à toi dans une minute.
Le bureau extérieur était de l’esbroufe. Il servait à recevoir les visiteurs et à bavarder tranquillement avec eux loin des écrans braqués comme une armée d’yeux indiscrets. Cobb n’avait pas de secrétaires, pas d’assistants, pas de sous-fifres empressés. L’intelligence humaine était quelque chose de trop précieux pour qu’on la gaspille en lui assignant des tâches que les ordinateurs accomplissaient à merveille. Qu’il s’agisse de taper le courrier, de faire du classement, d’envoyer des messages, de téléphoner, de rechercher des données de programmation, ils s’en tiraient beaucoup mieux que les êtres humains – sans pause-café, sans congés de maladie, sans réclamer d’augmentation et sans s’ennuyer.
Les visiteurs s’étonnaient parfois d’être obligés de s’annoncer eux-mêmes au directeur d’Île Un. Pas de secrétaires tout en jambes, pas d’adjoints attentifs pour les faire patienter jusqu’au moment où ils jugeraient que le grand patron était prêt à les recevoir. On entrait et on décrochait le téléphone, c’était tout.
Le bureau extérieur ne manquait pas de confort : des divans recouverts de daim et des fauteuils d’aluminium et de chrome étincelants, de belles photos en relief de l’époque de la construction d’Île Un accrochées aux murs, une épaisse moquette sortie des propres ateliers de la colonie. La décoration était dans les tonalités marron et rouges, rehaussées de quelques touches de jaune lumineux.
Cobb fit délibérément claquer la porte en la refermant pour que David se retourne.
— Quel est le problème, mon garçon ?
Pris de court, le jeune homme ne sut ni que dire ni par où commencer.
— J’ai vérifié les pronostics standards… la tendance globale…
— Et tu as constaté que je t’ai dit la vérité, le coupa Cobb en hochant le menton. Le monde se précipite la tête baissée vers une mégacatastrophe.
— Cela a déjà commencé.
— Eh oui.
— Et je ne m’étais aperçu de rien ! (David se laissa tomber sur un divan.) Je suis un drôle de prévisionniste, hein ?
Cobb s’assit à côté de lui.
— Je t’ai obligé à garder les yeux fixés sur le sillon. C’est ma faute tout autant que la tienne. Tu ne pouvais pas avoir une vision globale pendant que tu calculais le produit national brut de la Bolivie et le comparais avec…
— Je possédais toutes les données. J’avais tous les facteurs sous les yeux. Mais je n’ai pas fait la synthèse.
— Peut-être parce que tu ne le voulais pas. C’est assez terrifiant, n’est-ce pas ?
David scruta le visage craquelé et boucané du vieil homme.
— Il faut faire quelque chose.
— Mais on ne peut rien faire, je te l’ai dit.
— Je veux m’en assurer par moi-même.
Cobb réprima le sourire qui lui venait aux lèvres.
— Tu ne me crois pas ?
— Vous me dites la vérité… telle que vous la voyez. Comme Lilienthal quand il soutenait que l’on ne pourrait jamais fabriquer un aéroplane capable de voler. Les frères Wright ont trouvé un moyen.
— Et tu penses pouvoir trouver un moyen d’empêcher le désastre ?
— Je veux essayer.
— Tu sais, ça a déjà commencé. Il y a trente ans.
— Je ne dis pas le contraire. Mais je veux quand même essayer.
Cobb s’enfonça dans les moelleuses profondeurs du divan.
— Que te proposes-tu de faire ? Toutes les études informatiques du monde ne modifieront pas les données de base.
— Il faut donc chercher de nouvelles voies, de nouveaux concepts, de nouveaux modes d’action.
— Où ?
— Sur la Terre. Il faut que j’y aille, que je voie personnellement…
Cobb leva une main osseuse pour lui imposer silence.
— Non. Il n’est pas question que tu quittes la colonie.
— Mais je…
— Pas question, David. Je ne peux en aucun cas t’y autoriser.
— Je suis assez grand pour me prendre en charge tout seul !
— Tu es un petit enfant perdu dans la forêt, fiston. Mais, même en dehors de cela, tu n’es pas légalement libre de quitter la colonie.
— Je sais. Je ne suis citoyen d’aucune nation de la Terre. Mais je peux devenir citoyen du monde. Il suffit de déposer une simple demande…
— C’est elle qui t’a raconté ça ?
— Evelyn ? Oui.
— Elle a raison, c’est absolument vrai, reconnut Cobb. Mais cela ne résout pas ton problème pour autant. Parce que, comprends-tu, aux yeux de la Société pour l’Exploitation et le Développement d’Île Un, tu es… un bien meuble, en quelque sorte. Tu lui appartiens.
— Moi ? Je lui appartiens ?
Cobb écarta les bras.
— Elle est propriétaire des services dont tu es prestataire. Légalement parlant, tu es sa chose… comme les ouvriers qui sont venus avec un contrat de cinq ans. Ils ne sont pas libres de s’en aller, eux non plus.
— Ce n’est qu’un détail technique.
— Peut-être mais j’y tiens. Je ne veux pas que tu ailles sur la Terre. Tu n’y trouverais que désillusions et dangers. Tu resteras ici, c’est ta place.
David se leva d’un bond.
— Vous ne pouvez pas m’en empêcher ! Je ne suis pas votre esclave !
— Je peux te contraindre à rester, mon garçon. Et de façon tout à fait légale. Tu n’es pas un esclave, d’accord, mais tu n’es pas pour autant libre de te balader où bon te semble.
— C’est criminel !
— Je cherche seulement à te protéger, David, dit Cobb en se penchant en arrière pour voir le visage du jeune homme. La compagnie a investi pas mal d’argent sur toi et le directoire n’apprécierait pas que tu risques ta si précieuse peau. L’équipe scientifique en ferait une maladie ! Leur sujet d’expérience favori prenant la poudre d’escampette ? Ils t’en empêcheraient même si je ne le faisais pas.
— Vous ne pouvez pas me faire ça ! s’exclama David. J’en appellerai au Gouvernement mondial. Je demanderai à Evelyn Hall d’alerter la presse sur Terre.
Cobb secoua tristement la tête.
— Il est trop tard. Mlle Hall est partie.
— Partie ? (David eut l’impression que ses genoux ployaient sous lui.)
Je suis navré de t’infliger ce coup de massue, mon petit, mais j’y suis obligé.
— Elle a pris la navette ce matin, il y a quelques heures à peine. Je n’ai pas encore compris comment elle s’est débrouillée.
— Vous l’avez expulsée de la colonie !
— Absolument pas, répliqua Cobb avec force. Je voulais qu’elle reste, bien au contraire. La Terre est le dernier endroit où je souhaite la voir. Elle devait avoir des autorisations falsifiées. Bref, elle a filé.
— Je ne vous crois pas ! cria David. Vous l’avez flanquée à la porte et vous me retenez prisonnier. Vous l’avez chassée pour l’éloigner de moi parce qu’elle commençait à m’ouvrir les yeux sur ce que vous faites ici, sur le directoire, sur cette situation odieuse !
Oui, tes yeux sont en train de s’ouvrir, songea Cobb avec lassitude. Mais pourquoi faut-il toujours que ce soit aussi douloureux ?
— Écoute-moi, mon garçon. Je n’ai pas…
— Non ! Je ne vous écoute plus, c’est fini. Et je… je m’évaderai de cette prison !
Cobb se mit lentement debout. Ses mains tremblaient imperceptiblement.
— Tu sais très bien que tu ne peux pas quitter Île Un, David. Même si je t’y autorisais, le directoire ne le permettrait jamais. Ce serait la mobilisation générale. Tout l’argent et tous les efforts que tu as coûtés… tu es trop précieux pour prendre un tel risque. La Terre est trop dangereuse pour toi. Tu ne survivrais pas.
— J’irai ! vociféra David. Je ne sais pas encore comment mais j’irai d’une manière ou d’une autre !
Il pivota sur lui-même et sortit en trombe. Il n’y avait plus, maintenant, dans la pièce qu’un vieillard tremblant, seul au milieu d’un bureau vide – luxueux avec ses divans bas, ses fauteuils sculptés, le bourdonnement des conditionneurs d’air qui assuraient une climatisation parfaite.
Totalement seul.
Un sourire se forma insensiblement sur le visage couturé du vieil homme. Un sourire triste – mais quand même un sourire.
Bonne chance, fils, souhaita-t-il en silence au garçon.